5

 

IL semblait que trois étrangers se fussent échappés des profondeurs du temple d’Ollimaml quelques minutes avant l’arrivée de von Turbat. Comme les envahisseurs, ils avaient la peau blanche. L’un d’eux était la femme brune que Clatatol, pourtant très jalouse et toujours prête à critiquer tout le monde, considérait comme la plus belle créature qu’elle eût jamais vue.

Les autres étaient des hommes, l’un très grand et très gros, l’autre petit et maigre. Ils étaient tous trois vêtus d’étrange manière et aucun d’entre eux ne connaissait le langage tishquetmoac. Ils parlaient le wishpawaml, la langue liturgique des prêtres. Malheureusement, les voleurs qui les avaient cachés ne connaissaient que quelques mots de cet idiome, les réponses que prononcent les fidèles au cours des services religieux.

Kickaha sut alors qu’il s’agissait de Seigneurs, car dans ce monde, ils parlaient tous le langage liturgique.

S’ils fuyaient von Turbat, cela signifiait qu’ils avaient été dépossédés de leurs propres univers et qu’ils s’étaient réfugiés dans celui-ci. Mais qu’est-ce qu’un roi mineur comme von Turbat faisait dans une affaire qui impliquait des Seigneurs ?

« Y a-t-il une récompense pour la capture de ces trois-là ? » demanda Kickaha.

« Oui », répondit Clatatol. « Dix mille kwatluml. Par tête ! Pour la tienne, trente mille plus un haut poste officiel au palais de l’empereur. Ce n’est qu’un bruit, mais on parle aussi d’un mariage possible au sein de la famille royale. »

Kickaha garda le silence. L’estomac de Clatatol gargouillait comme si elle ruminait les récompenses promises. Un murmure de voix lui parvenait faiblement par les bouches d’aération du plafond. L’atmosphère de la pièce, qui était fraîche lorsqu’ils y étaient entrés, devenait étouffante. La sueur ruisselait aux aisselles de Kickaha. Des têtards liquides sourdaient à l’épidémie couleur de cuivre de la femme. De la pièce qui servait de cuisine, de salle de bains et de toilette parvenaient des bruits d’eau et l’écho de voix faibles.

« Tu as dû t’évanouir à la pensée de tout cet argent », dit finalement Kickaha. « Qu’est-ce qui vous retient, toi et ta bande, de l’empocher ?

— Nous sommes des contrebandiers, des voleurs et même des assassins, mais nous ne sommes pas des mouchards. Ce sont les Faces Pâles qui ont offert ces récompenses…»

Elle se tut en voyant le sourire sarcastique de Kickaha, puis elle sourit elle aussi.

« Ce que j’ai dit est la vérité. Pourtant, les sommes offertes sont énormes. Ce qui nous a fait hésiter – puisqu’il faut te le dire, espèce de coyote rusé – c’est ce qui risqua de se passer quand les Faces Pâles ne seront plus là. Ou s’il y a une révolte. Nous ne voulons pas être massacrés par la populace ou torturés comme traîtres et délateurs. » Elle sourit et ajouta :

« Alors, les trois fugitifs nous ont promis de nous donner mille fois plus que la somme offerte par les Faces Pâles si nous les aidions à sortir de la ville.

— Mais comment pourraient-ils le faire ? » dit Kickaha. « Ils n’ont plus d’univers à eux.

— Quoi ?

— Est-ce qu’ils peuvent vous offrir quelque chose de tangible – tout de suite ?

Ils portaient tous trois des bijoux qui représentaient plus de valeur que les récompenses », dit-elle. « Ces joyaux… je n’ai jamais rien vu de pareil. Ils sont… surnaturels. »

C’était exactement cela, mais Kickaha s’abstint de le lui dire.

Il allait lui demander s’ils étaient armés, mais il pensa que si tel était le cas, elle ne s’en serait pas aperçue. Ils n’allaient pas fournir une telle indication à ceux qui les tenaient à leur merci.

« Et en ce qui me concerne ? » dit-il, s’abstenant de lui demander ce que les trois fugitifs avaient offert en plus de leurs bijoux.

« Toi, Kickaha, tu es le bien-aimé du Seigneur, c’est du moins ce qu’on prétend. D’ailleurs, tout le monde dit que tu sais où sont cachés les trésors de la terre. Est-ce qu’un pauvre aurait rapporté la grosse émeraude d’Oshquatsmu ?

— Avant longtemps, les Faces Pâles vont tambouriner à ta porte, et tout le quartier va être encerclé. Où allons-nous ? »

Clatatol insista pour qu’il se laisse bander les yeux, puis elle lui couvrit la tête d’un capuchon. Ne pouvant se permettre de discuter, il se laissa faire. Elle s’assura qu’il ne pouvait rien voir puis elle le fit rapidement tourner sur lui-même une douzaine de fois. Elle le prit ensuite par la main et lui demanda de se laisser guider.

Il y eut un raclement de pierre frottant contre de la pierre puis, le poussant devant elle, elle le fit avancer dans un passage si étroit que ses épaules heurtaient les deux parois. Elle lui reprit ensuite la main et il gravit en trébuchant cent cinquante marches, longea un couloir en faible déclivité où il compta deux cent quatre-vingts pas, et fit quarante pas de plus dans un passage horizontal. Clatatol, d’une pression de la main, lui fit signe de s’arrêter et lui ôta le capuchon et le bandeau.

Il cligna des yeux. Il se trouvait dans une salle circulaire aux parois de jade strié de noir et de vert, d’un diamètre de douze mètres et dont la voûte était percée d’une large bouche d’aération. À la muraille étaient fixées des torches dont les flammes se contorsionnaient. La pièce comportait des sièges de jade et de bois et était à demi-remplie de coffres, de coupons d’étoffe, de piles de fourrures et de barils d’épices. Il y avait aussi un tonnelet d’eau et une table supportant un plat de viande, des biscuits et un fromage qui empestait. Contre la cloison était aménagée une installation sanitaire.

Six Tishquetmoacs étaient accroupis contre le mur. Leurs franges de cheveux noires et luisantes cachaient leurs yeux. Quelques-uns fumaient de petits cigares. Ils étaient armés de poignards, d’épées et de hachettes.

Trois personnages à la peau claire étaient assis sur des chaises. L’un était petit, avec une peau rugueuse, un nez fort et une bouche qui ressemblait à la gueule d’un requin. Le deuxième, qui faisait penser à un lamantin, était plein de bourrelets de graisse qui débordaient de son siège.

Quant au troisième, une femme… Kickaha sursauta en la voyant. « Podarge ! » s’exclama-t-il.

C’était la plus belle femme qu’il eût jamais vue. Il l’avait déjà rencontrée auparavant – son visage appartenait à son passé. Mais le corps n’appartenait pas au visage.

« Podarge », dit-il dans ce mycénien décadent qu’elle parlait ainsi que ses aigles, « je ne savais pas que Wolff t’avait débarrassée de ton corps de harpie, et donné un corps de femme pour y héberger ton cerveau. Je…»

Il se tut. Elle le regardait avec une expression indéchiffrable. Peut-être ne voulait-elle pas qu’il apprît aux autres ce qui s’était passé. Et lui, qui se taisait d’habitude lorsque les circonstances l’exigeaient, avait été tellement surpris que… Mais Podarge avait découvert que Wolff était en réalité le Jadawin qui l’avait arrachée à son Péloponnèse d’il y avait trois mille deux cents ans, et qui avait enfermé son cerveau dans un corps de harpie créé dans ses laboratoires de biologie. Elle avait refusé de lui laisser rectifier l’erreur commise et le haïssait à un tel point qu’elle avait conservé son corps ailé et griffu et juré de se venger. Qu’est-ce qui avait bien pu lui faire changer d’idée ? Sa voix, cependant, n’était pas celle de Podarge. Cela provenait évidemment de ce transfert somatique.

« Qu’est-ce que vous êtes en train de baragouiner, leblabbiy ? » demanda-t-elle dans la langue des Seigneurs.

Kickaha retint une envie folle de la gifler. Leblabbiy était le terme péjoratif qu’utilisaient les Seigneurs pour désigner les sujets humains qui peuplaient leurs univers et sur lesquels ils régnaient. Le leblabbiy était un petit animal d’appartement importé de l’univers d’où étaient originaires les Seigneurs. Il mangeait les friandises que son maître lui offrait, mais il était également friand d’excréments. Souvent, il devenait fou.

« Entendu, Podarge, fais semblant d’ignorer le mycénien », dit Kickaha. « Mais fais attention à ce que tu dis. Je n’éprouve pas le moindre amour pour toi. » Elle parut surprise. « Ah, vous êtes un prêtre ? » dit-elle. Il fallait avouer que Wolff avait parfaitement réussi son œuvre. Le corps était splendide ; la peau était aussi blanche et sans défauts qu’il se la rappelait ; les cheveux longs étaient noirs et brillants. Les traits n’étaient naturellement pas d’une régularité parfaite. Ils étaient légèrement asymétriques, et il en résultait une extraordinaire beauté qui, en d’autres circonstances, eût desséché les lèvres de Kickaha. Elle était vêtue d’une robe faite d’un tissu vert soyeux et de sandales assorties, comme une femme prête à se mettre au lit et qui aurait été dérangée. Comment diable Podarge se trouvait-elle compromise avec ces Seigneurs ?

Aussitôt qu’il se fut posé cette question, la réponse s’imposa à son esprit. Évidemment, elle devait se trouver dans le palais de Wolff lorsqu’il avait été envahi. Mais que s’était-il exactement passé à ce moment-là ? « Où est Wolff ? » demanda-t-il. « Qui, leblabbiy ?

— On l’appelait habituellement Jadawin », répondit-il. Elle haussa les épaules.

« Il n’était pas là. Ou s’il y était, il été tué par les Cloches Noires. » Kickaha y voyait de moins en moins clair. « Les Cloches Noires ? »

Wolff lui en avait parlé une seule fois. Brièvement, car leur conversation avait dévié à la suite d’une intervention de Chryséis. Plus tard, après que Kickaha eut aidé Wolff à reprendre son palais à Vannax, il avait projeté de le questionner sur les Cloches Noires, mais il ne l’avait jamais fait.

Un des Tishquetmoacs s’adressa durement à Clatatol. Kickaha comprit ce qu’il disait. Il désirait que lui-même s’adressât à ces gens, dont les Tishquetmoacs ne comprenaient pas le langage.

La femme à la peau claire, répondant à ses questions, déclara :

« Je suis Anania, sœur de Jadawin. Ce petit homme est Nimstowl, que les Seigneurs appellent l’Étrangleur. L’autre, le gros, c’est Judubra. »

Maintenant, Kickaha comprenait. Anania la Splendide était une sœur de Wolff, et il avait créé le visage de Podarge à son image dans ses laboratoires de biologie. Plus précisément il l’avait reproduit de mémoire car, à ce moment-là, il y avait plus d’un millier d’années qu’il n’avait vu sa sœur Anania. Et maintenant, cela faisait quatre mille ans qu’il était séparé d’elle.

Kickaha se rappela alors que Wolff lui avait dit que les Cloches Noires avaient été conçues pour être utilisées en partie comme réceptacles de la mémoire. Les Seigneurs, sachant que le cerveau humain, malgré sa complexité, était incapable d’enregistrer des milliers d’années de connaissances, avaient expérimenté le transfert de la mémoire. On pouvait théoriquement la restituer au cerveau humain en cas de besoin.

Un coup fut frappé contre la cloison. Une porte circulaire s’ouvrit brusquement et un contrebandier entra. Il fit un geste et les autres vinrent se grouper autour de lui en chuchotant. Au bout d’un moment, Clatatol se sépara du groupe et s’approcha de Kickaha.

« On a triplé le montant des récompenses », murmura-t-elle. « En outre, la Face Pâle von Turbat a proclamé qu’il quitterait Talanac dès que tu aurais été capturé, et que tout redeviendrait comme auparavant.

— Si tu avais décidé de nous vendre, tu ne m’aurais pas appris cela », rétorqua-t-il. » Cependant, il se pouvait qu’elle fût extrêmement subtile et qu’elle essayât de le mettre à l’aise avant qu’ils frappent. Ils étaient huit contre un. Il ignorait quelle serait l’attitude des Seigneurs et ne pouvait par conséquent pas compter sur eux. Il avait encore ses deux couteaux, mais dans cette pièce exiguë… Bon. Il verrait, le moment venu. Clatatol ajouta :

« Von Turbat a dit également que si on ne te livrait pas à lui dans les vingt-quatre heures, il ferait tuer tous les habitants de la ville. Il a dit cela en privé à ses officiers, mais un esclave a surpris ses paroles. Maintenant, tout Talanac est au courant.

— Si von Turbat parlait allemand, comment se fait-il qu’un Tishquetmoac ait pu le comprendre ? » demanda Kickaha. « Von Turbat parlait à von Swindebarn et à plusieurs autres dans la langue sacrée des Seigneurs », répondit Clatatol. « L’esclave avait servi dans le temple et connaissait ce langage. »

Les Cloches Noires étaient la lanterne encore masquée qui éclairerait le mystère. Kickaha savait que si les deux rois teutoniques étaient capables de comprendre l’officiant pendant les services, ils ne possédaient pas suffisamment le langage sacré pour le parler couramment. Ces deux-là n’étaient donc pas en réalité ce qu’ils donnaient l’impression d’être.

On ne lui laissa pas le temps de poser des questions. Clatatol dit :

« Les Faces Pâles ont découvert le passage secret qui aboutit à ma chambre et ils vont bientôt enfoncer la porte. Nous ne pouvons pas demeurer ici. »

Deux hommes quittèrent la pièce et revinrent presque aussitôt porteurs d’échelles coulissantes. Ils les développèrent, les dressèrent et en appuyèrent l’extrémité contre le bord de la bouche d’aération. Voyant cela, Kickaha sentit son appréhension diminuer.

« Votre patriotisme exige maintenant que vous nous livriez à von Turbat », dit-il. « Alors ? »

Deux hommes avaient escaladé les échelles. Les autres pressèrent Kickaha et les trois Seigneurs de les imiter.

« Nous avons entendu dire que l’empereur était possédé par un démon », dit Clatatol, « et que son âme avait été chassée dans le froid au-delà de la lune. Le démon habite son corps mais il n’y est pas encore commodément installé. Les prêtres ont secrètement propagé la nouvelle dans toute la ville. Ils nous ont demandé de combattre ce mal, le pire de tous. Et nous n’allons pas te livrer, Kickaha, toi qui es le bien-aimé du Seigneur, Ollimaml, non plus que les trois autres.

— L’empereur possédé ? » s’étonna Kickaha. « Comment pouvez-vous en être sûrs ? »

Clatatol ne répondit que lorsqu’ils eurent grimpé les barreaux de l’échelle, franchi le conduit vertical et atteint un tunnel horizontal. L’un des contrebandiers alluma une lanterne et les autres remontèrent les échelles dont ils emboîtèrent les éléments télescopiques avant de les emporter.

« L’empereur s’est mis soudain à parler dans la langue sacrée. Il était donc évident qu’il ne comprenait plus le Tishquetmoac. Et tes prêtres ont rapporté que von Turbat et von Swindebarn ne parlaient que le wishpawaml et que c’étaient leurs propres prêtres qui traduisaient et transmettaient leurs ordres. »

Kickaha ne voyait pas pourquoi un démon était supposé posséder Wiskatill, l’empereur. Le langage liturgique était censé écorcher les lèvres des démons lorsqu’ils essayaient de le parler. Mais il n’allait pas commettre la bêtise de faire remarquer cet illogisme alors qu’il l’avantageait.

Le groupe parcourut le tunnel à vive allure, malgré la respiration bruyante et les plaintes de Judubra. On dut l’aider à poursuivre son chemin ; sa robe était déchirée et il avait la peau écorchée en maints endroits.

Kickaha s’enquit auprès de Clatatol si le temple était bien gardé. Il espérait que la plus petite des « portes » secrètes n’avait pas été découverte. Elle répondit qu’elle n’en savait rien. Kickaha lui demanda comment elle et ses compagnons comptaient s’y prendre pour sortir de la ville. Elle répondit qu’il valait mieux qu’il n’en sût rien ; ainsi, s’il était capturé, il ne pourrait pas trahir les autres. Kickaha n’insista pas.

Bien qu’il n’eût aucune idée de la façon dont ils allaient pouvoir se faufiler entre les mailles du filet tendu autour d’eux, il pouvait aisément imaginer ce qui se passerait ensuite. Lors de sa visite précédente, il avait découvert comment elle et ses amis réussissaient à faire transiter les marchandises de contrebande au nez et à la barbe des douaniers. Elle ne soupçonnait pas qu’il fut au courant.

Il s’adressa à Anania dont le cou, les bras et les jambes luisaient faiblement devant lui :

« La femme Clatatol prétend que son empereur et deux envahisseurs au moins sont possédés. Elle veut dire qu’ils sont devenus soudain incapables de parler une autre langue que celle des Seigneurs.

— Les Cloches Noires », dit Anania après un silence.

Des cris résonnèrent soudain à faible distance, et aussitôt la lanterne s’éteignit. Des lumières apparurent aux deux extrémités du tunnel. D’autres échos de voix parvinrent en même temps par les conduits cylindriques verticaux supérieurs et inférieurs qui y aboutissaient. Kickaha s’adressa aux Seigneurs ;

« Si vous avez des armes, préparez-vous à vous en servir. »

Ils ne répondirent pas. Le groupe était étiré en une seule file et chacun tenait son voisin par la main. L’homme de tête les fit obliquer dans un tunnel de dérivation. Ils avancèrent en canard pendant une cinquantaine de mètres, tandis que les voix des poursuivants augmentaient de volume, puis ils entendirent un grondement d’eau lointain. La lanterne fut rallumée. Ils atteignirent bientôt une petite salle qui ne comportait aucune issue à l’exception d’un trou de un mètre de diamètre creusé dans le sol au ras de la cloison opposée. Le trou exhalait une humidité fétide et le grondement de l’eau s’y faisait entendre plus distinctement.

« Le conduit forme un angle, et l’égout avec lequel il communique se trouve quinze mètres plus bas », expliqua Clatatol. « Cependant, la glissade n’est pas dangereuse. Nous n’emprunterons cette solution qu’à la dernière extrémité, si tout le reste échoue. En arrivant au bas de ce conduit, on tombe dans un canal qui est rempli de l’eau des égouts et qui lui-même aboutit verticalement dans la rivière, bien au-dessous du niveau de l’eau. Si néanmoins nous parvenions à remonter jusqu’à la surface, nous serions immanquablement capturés par la patrouille fluviale des Faces Pâles dont les bateaux sont amarrés à proximité. »

Clatatol leur dit alors ce qu’il convenait de faire. L’un après l’autre, ils s’assirent au bord du trou puis se laissèrent glisser en freinant avec les mains et les pieds. Aux deux tiers environ de la descente, ils se faufilèrent dans une dérivation inconnue des autorités et que des générations de criminels avaient creusée. Ils se retrouvèrent dans le réseau de tunnels qui se situait sous celui qu’ils venaient de quitter.

Clatatol expliqua alors qu’il était nécessaire de gagner un endroit où se trouvait un autre grand collecteur. Ce collecteur était à sec : il avait été obturé en amont par une équipe de criminels, trente ans auparavant, au prix de nombreux efforts et de la perte de plusieurs vies humaines. Le flux avait été canalisé vers d’autres collecteurs. Ce conduit asséché menait directement à un port sous-marin aménage sous la rivière et éloigné des secteurs surveilles par tes Faces Pâles. Il se trouvait en face des quais où étaient amarrées des péniches. Pour atteindre ces dernières, il leur suffirait de traverser à la nage la rivière, large à cet endroit d’un kilomètre et demi.

Après maintes ascensions et de nombreux tours et détours, le groupe de fugitifs obliqua dans un tunnel horizontal qui permettait d’accéder au collecteur asséché, lequel faisait un angle de cinquante-cinq degrés avec l’horizontale.

Kickaha ne sut jamais ce qui fit échouer l’opération. Il était douteux que les Teutoniques eussent réussi à les localiser avec précision. Ce qui était vraisemblable, c’est qu’ils avaient dû envoyer de nombreuses patrouilles explorer toutes les zones possibles et, le hasard aidant, l’une d’entre elles s’était trouvée là où il fallait au moment opportun. Le collecteur se remplit soudain de lumières et de hurlements, puis quelque chose de lourd atterrit au milieu des fugitifs. Plusieurs Tishquetmoacs s’affaissèrent, et Clatatol tomba de tout son long devant Kickaha. À la faible lueur d’une lanterne renversée, il vit sa peau, d’un bleu-noir dans la semi obscurité, sa mâchoire pendante, ses yeux clos et le carreau d’arbalète fiché dans son crâne un centimètre au-dessus de l’oreille droite. Le sang qui jaillissait à flots ruisselait sur ses cheveux, son oreille et son cou.

Il rampa par-dessus le cadavre, le corps engourdi par le choc provoqué par l’attaque et par l’attente des prochains projectiles. Il se redressa, détala le long du collecteur et s’engagea dans une dérivation qui semblait vide d’ennemis. Derrière lui, dans l’obscurité, il entendit une respiration précipitée. Anania se fit reconnaître. Elle ne savait pas ce qui était arrivé aux autres.

Ils avancèrent en rampant à demi, et leur dos et leurs jambes ne tardèrent pas à devenir douloureux, jusqu’à la moelle des os leur sembla-t-il. Ils obliquèrent à droite puis à gauche, au petit bonheur, et se hissèrent par deux fois dans des conduits verticaux. Vint un moment où ils se trouvèrent plongés dans une obscurité et un silence absolus, avec seulement le bruit du sang qui bourdonnait dans leurs oreilles. Apparemment, ils avaient semé leurs poursuivants. Ils continuèrent à progresser vers le haut. Il était vital pour eux d’attendre que la nuit tombe avant de se faufiler à l’extérieur. Ils s’arrêtèrent afin de se reposer et d’essayer de dormir, mais cela s’avéra presque impossible. À chaque instant ils s’éveillaient en sursautant, comme s’ils plongeaient du tremplin de l’inconscience dans le lac de l’inquiétude éveillée. Leurs jambes lançaient des ruades, leurs mains se crispaient ; ils s’en rendaient compte mais ils ne réussissaient pas à s’endormir dans l’oubli bienfaisant ni s’éveiller complètement lorsqu’ils sortaient de leurs cauchemars.

Lentement, le jour s’éteignit au-dessus d’eux, à l’extrémité du conduit qui débouchait à la surface de la montagne. Ils se levèrent, se hissèrent jusqu’au sommet et s’en extirpèrent. Sous eux, ils aperçurent des patrouilles et en entendirent d’autres au-dessus de leur tête.

Ils attendirent que tout fût redevenu calme avant de se mettre à escalader les remparts, puis les versants inclinés qui séparaient les différents niveaux où étaient taillées les rues.

Lorsqu’ils ne pouvaient pas se hisser par l’extérieur, ils empruntaient les bouches d’aération.

Les rues inférieures de la ville étaient illuminées par des centaines de torches. Les soldats et la police les fouillaient de fond en comble. À mesure que les deux fugitifs s’élevaient vers le sommet de Talanac, la spirale humaine qu’ils surplombaient se rapprochait, les repoussant vers le ciel.

« Si les ordres ont été donnés de nous prendre vivants, pourquoi ont-ils tiré sur nous ? » demanda Anania. « Ils n’y voyaient pas assez pour choisir leurs cibles.

— Ils se sont énervés », répondit Kickaha.

Il était fatigué, il mourait de faim et de soif et était plein de rage contre les meurtriers de Clatatol. La tristesse viendrait plus tard, mais il n’éprouverait pas de sentiment de culpabilité. Il ne s’était jamais senti coupable, sauf lorsqu’il y avait une raison réaliste à cela. Si Kickaha avait des faiblesses nerveuses et également des vertus nerveuses – ce qui était inévitable, puisqu’il était humain – jamais un sentiment de culpabilité inapproprié ne venait s’y mêler. Il n’était en aucune façon responsable de la mort de Clatatol. Elle s’était lancée dans cette aventure de son propre gré et en sachant parfaitement qu’elle risquait d’y laisser sa vie.

Et même, dans un certain sens, cette mort lui procurait une légère satisfaction. Après tout, il aurait pu être tué si elle ne s’était trouvée devant lui pour recevoir le projectile.

Kickaha explora une série de conduits, à la recherche de nourriture et de boisson. Anania ne voulut pas demeurer en arrière, car elle craignait qu’il ne puisse la retrouver.

Elle l’accompagna jusqu’à un conduit qui aboutissait à une demeure dans laquelle toute une famille ronflait bruyamment, et qui exhalait de forts relents de vin et de bière, Kickaha revint muni d’une corde, de fromage, de fruits, de viande de bœuf séchée et de deux bouteilles d’eau.

Ils attendirent jusqu’à ce que la nuit baigne entièrement le monolithe et envahisse la ville. Ils reprirent alors leur escalade, par la paroi extérieure quand cela était possible, par les conduits verticaux lorsqu’elle était par trop lisse ou abrupte. Anania demanda à Kickaha pour quelle raison ils se dirigeaient vers le sommet. Il lui répondit qu’ils ne pouvaient pas faire autrement car la partie inférieure de la ville était systématiquement fouillée à l’extérieur comme à l’intérieur.

Cosmos Privé
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